Bouillons parisiens, routiers et autres établissements dits populaires ont le vent en poupe. L’œuf mayonnaise figure sur les cartes des lieux les plus branchés de la capitale. Analyse d’un phénomène culturel : le retour à une cuisine populaire.

 

La cuisine populaire, qu’est-ce que c’est ?

On en a tous une vague idée mais, quand il s’agit de la définir avec précision, les choses se compliquent. Qu’est-ce qui est populaire, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Ce qui émane du peuple est populaire, nous dit le dictionnaire. Et le peuple, qui est-ce? L’ensemble des êtres humains habitant un territoire, précise Le Robert. Par extension, le mot peuple désigne le plus grand nombre.


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La cuisine populaire est donc celle de nous tous, qu’elle soit quotidienne ou festive, avec des spécificités régionales. Celle du Béarn n’est pas celle de l’Alsace ou de la Provence: ici, la pissaladière, là, la saucisse knack. S’ajoutent les migrations successives qui ont marqué notre histoire et forcément imprégné notre cuisine. Un Français sur quatre est issu de l’immigration portugaise, italienne, algérienne, espagnole, marocaine, tunisienne… Les recettes, amenées par ces populations, se sont mêlées à celles du pays d’accueil.

Des recettes multiculturelles

Le couscous, un des mets préférés des Français, n’a rien à voir avec le plat typique du Maroc, de Tunisie ou d’Algérie… Le fameux couscous royal, réunissant du poulet, de l’agneau, des boulettes de bœuf et des merguez n’existe pas au Maghreb. En Sicile, le cuscusu est un plat emblématique de la ville de Trapani, à l’ouest de l’île. C’est devenu une simple semoule accompagnée d’un bouillon de poisson. La cuisine populaire reflète donc la réunion de deux cultures.

La pizza marseillaise dite moitié-moitié, qui s’apparente d’un côté à la sauce marinara, avec tomates, anchois et olives, et, de l’autre, à la margherita, avec du coulis de tomate et de l’emmental râpé plutôt que de la mozzarella, témoigne de ces mariages. Pour beaucoup de Marseillais, ces pizzas ont le goût de l’enfance.

Comme le souligne Marcel Rufo, célèbre pédopsychiatre: « Les fœtus sont culturels, ceux qui ont connu dans leur vie intra-utérine l’ail ou pas, ceux qui ont connu l’anis ou pas, dans leur vie future, aimeront ou n’aimeront pas ces aliments. » Cette cuisine est sans cesse en évolution. Ce qui était populaire hier ne l’est plus aujourd’hui. Marcel Rufo se souvient des plats de fête comme la langouste à l’armoricaine de sa grand-mère ou le saint-pierre à la toulonnaise sur un lit de citron assaisonné de câpres et accompagné de pommes de terre, devenus tous deux des plats de luxe.

La cuisine est sans cesse en évolution. Ce qui était populaire hier ne l’est plus aujourd’hui.

 

Coutumes et traditions

La société se transforme et la cuisine populaire avec. La truffade, par exemple, recouvre une grande variabilité de recettes, de l’aligot à la galette de pommes de terre croustillante que l’on consomme en hiver mais qui, autrefois, était un plat d’été des bergers. Ces derniers le préparaient quand ils avaient de la tomme fraîche. Il ne faut donc pas omettre de contextualiser les habitudes de consommation, comme nous l’explique Éric Roux, fondateur de l’Observatoire des cuisines populaires. Certaines recettes sont transversales mais s’adaptent à chaque terroir et aux goûts des populations.

Les bugnes sont un bel exemple de dessert populaire qui varie du Nord au Sud et même d’une ville à l’autre. Craquants ou moelleux, avec ou sans eau de fleur d’oranger, avec ou sans levure, ces beignets ont cependant un point commun: on les prépare en hiver à l’occasion de Mardi gras. Les fêtes qui rythment l’année, qu’elles soient ou non religieuses, sont l’occasion de déguster des plats traditionnels comme les crêpes pour la Chandeleur ou encore la fameuse dinde aux marrons et la bûche pour le réveillon de Noël. Selon Jacky Durand, chroniqueur culinaire au journal Libération, ces spécialités sont le reflet de nos saveurs populaires et peut-être bien d’un ciment de notre nation. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es.

Question de gout

Tenter de définir la cuisine populaire passe donc aussi par la catégorisation des goûts. Éric Roux cite à ce sujet un exemple éloquent: le rance, un goût déprécié dans une grande partie de l’Hexagone est une preuve de qualité dans le Midi et en Espagne, où on le retrouve dans le très réputé jambon ibérique tout comme dans le sagi, un lard produit en Catalogne pour parfumer la cuisine. N’oublions pas le rancio qui est aussi un vin doux naturel vieilli au soleil produit dans le Roussillon et en Espagne.

Certaines recettes comme la blanquette de veau, les œufs mayonnaise ou encore le pot-au-feu transcendent les particularités régionales et même sociales. L’histoire nous apprend qu’elles appartenaient à la cuisine bourgeoise et se sont transmises aux classes populaires par le biais des écoles ménagères créées au xixe siècle et disparues dans les années 1980, comme nous l’explique encore Éric Roux. On mange probablement moins de soupes aujourd’hui qu’hier. Assurément moins de légumineuses, dont la production montre une chute vertigineuse en un siècle. La cuisine populaire, qu’Éric Roux préfère qualifier de vernaculaire (propre à un pays), est complexe. Mais la conclusion revient à Aurélie Brayet, docteure en histoire des techniques et auteure de plusieurs essais dont Ma cocotte bien aimée, histoire et mémoire d’un objet quotidien, selon qui, la cuisine populaire est probablement le meilleur levier pour comprendre et accepter l’autre.

 

Texte Emmanuelle Jary. Recettes et stylisme Natacha Arnoult. Photos Éric Fénot


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